Mekkoh et la légende de l'orbe
Shank comme grelank n'en parlent jamais. Sauf du bout des lèvres. Comme si cela sortait d'un lointain souvenir inavouable qu'elles refuseraient de voir à la lumière. Mais quand l'ombre devient si profonde qu’aucun œil ni aucune oreille ne peut plus la pénétrer, il arrive parfois que quelques yomank parmi les plus âgées racontent à leurs petites filles cette vieille légende qui s'accroche encore aux racines de leur subconscient et qui remonte au temps de la grande fracture qui les a séparées en deux peuples ennemis. La légende dit qu’un orbe merveilleux aurait été perdu et serait à l'origine même de cette séparation. Bien évidemment, si l'orbe était retrouvé le rêve de réconciliation pourrait devenir possible. Visiblement, il n'y a pas que sur Terre où l'on rêve de paix sans jamais l'obtenir. La transmission de cette légende se fait donc en secret et oralement. Aucun texte n'en parle et elle n’est racontée ni dans les écoles, ni dans les assemblées populaires, ni dans les théâtres. Quand une très jeune yomank est en âge de poser la question que toutes les mères redoutent, « pourquoi sommes_nous en guerre contre nos sœurs ? » alors il arrive parfois que cette légende remonte à la mémoire des mères qui cherchent à donner une réponse crédible à leurs filles, à condition qu’une aïeule la lui ait transmise auparavant. Personne n'y croit plus vraiment, personne ne s'en soucie. Cette légende ayant presque disparu, les rares qui osent encore l’évoquer passent pour des folles et font sourire les sages qui savent ce qui est vrai ou faux.
J'ai eu connaissance de cette légende par hasard, en explorant une zone de l’hémisphère nord de Yoma : Rediç Toma. Aux pieds des montagnes de Xohtos, dans l’ouest, se trouve une mer qui porte le nom de Zeckarii Mofaha. Au nord de cette mère se trouve Zecknis, un village grelank au bord de l’eau. C’est dans ce village que j’ai entendu la grand-mère de Mekkoh, Dehiak, raconter à sa petite fille cette légende. C’était à la suite d'un drame où La mère de Mekkoh, Gaderan, venait d'être tuée par une shank anonyme pendant une chasse. Une chasse un peu particulière. Gaderan était une grelank très influente dans son village où la haine envers les shank est particulièrement vivace. Quand une grelank soupçonne, même de loin, une shank d’avoir violé son territoire, tout le village est alerté et une battue est organisée pour chasser la ou les intruses. Il n’est pas rare que les shank pénètrent un territoire grelank car les premières ignorent complètement la notion de frontière et de propriété que les secondes tentent de leur imposer de force. Pour les shank, la terre est un bien commun, tout comme l’air, l’eau ou le feu. Cette fois-ci, justifiée ou non, après des heures de traque, elles en avaient cerné une.
« Je sais que je vais mourir, mais je sais aussi qu’au moins l’une d’entre vous partira avec moi. »
La shank, encerclée par un vingtaine de grelank qui s’approchaient d’elle pas à pas, tournoyait sur elle même, son arc bandé, prête à décocher sa flèche sur la première qui tenterait un mouvement brusque. En vérité, elle cherchait la cheffe du groupe. Les grelank ont l’habitude de ne pas porter de signes distinctifs quand elle partent en combat contre des shank car elles savent que ces dernières cherchent toujours à abattre la tête pour désorganiser tout le groupe et semer la panique. Mais c’est sans compter sur l’acuité sensorielle des shank qui, grâce à leur instinct très puissant de chasseresse, ne se trompent que rarement quand elles choisissent une cible. Cela prend juste un peu plus de temps. Quelques secondes pour les plus aguerries.
« Regardez-vous ! » hurlait la shank en tournoyant toujours en saccade sur elle-même. « Toutes vos vies sont illusoires. Celle qui va mourir maintenant, que croyez-vous qu’elle va emporter avec elle chez Naï ? Tout ce qu’elle a accumulé, tout ce qu’elle a volé à Coyanis, à Musha, à Fucusha et à vos sœurs aussi, croyez-vous qu’elle va pouvoir continuer d'en jouir ? Pauvre grela ! Je n’ai pas de haine, juste de la pité. »
Et la flèche jaillit à une vitesse qui ne laissa aucune chance à Gaderan. Celle-ci tomba d’abord sur les genoux avant de s’écraser lentement à terre. L’arc disparut des mains de la shank pour laisser place à deux kagh – des petites lames de bois en forme de kriss. Un dans chaque main. Elle savait très bien ce qui l’attendait mais elle comptait probablement faire d’autres victimes avant de mourir à son tour, sous les coups des grelank qui s’abattirent sur elle, pleines de fureur, la rouant des coups de leurs propres dagues. La shank était certainement déjà morte depuis un moment avant que les grelank cessent de la frapper, ne laissant au sol qu’une forme vague de feuilles et de sève, comme un choux-fleur écrasé. La nature sauvage et le dessèchement se chargeraient de nettoyer ces restes. Les grelank se tournèrent vers le corps de leur cheffe qui commençait déjà à faner. Deux autres des leurs avaient été blessées par la shank pendant le lynchage. L’une gravement, mais non mortellement. Il fallait la ramener au plus vite au village. L’autre n’avait juste que perdu quelques feuilles, lui dénudant ainsi une épaule sur laquelle suintait un peu de sève. Le groupe se remit en marche d’un pas traînant vers Zecknis.
Quand Dehiak vit arriver le cadavre de sa fille, elle ressentit toute sa vie imploser. Puis, une fois la violence de l’émotion passée, Il ne lui resta qu’un vide lourd et opaque dont elle ne se remettra jamais. le ver perfide du doute commença à ronger son cœur, pénétrant profondément sa sève. Elle se souvint alors de cette légende que sa propre mère lui avait racontée jadis, quand elle n’était encore qu’une enfant. Alors qu’elle regardait Mekkoh, sa petite fille maintenant orpheline dormir, elle se mit à sangloter, répandant des gouttes de rosée salées sur la petite. Dans l’esprit de Dehiak résonnaient les paroles de la shank qu’une des combattantes lui avaient rapportées. « Toute ma vie est illusoire ! » se dit-elle à travers ses larmes. « Rien ni personne ne la fera revenir. Ma maison, le payü, tous mes biens ne la remplaceront jamais ! » Le lendemain, elle raconta la légende de l’orbe perdu à Mekkoh avec le secret espoir que celle-ci s’y intéresse et que, peut-être, elle se mette à y croire. L’orbe pourrait-il être retrouvé ?
La grelank gravement blessée n’a pas survécu. Le poison que les shank mettent sur la lame de leur kagh avait fait son effet. L’autre blessée dut se remettre d’une forte fièvre pour la même raison. Une cérémonie mortuaire mit un point final à cette affaire et le village continua sa vie, avec sans doute un peu plus de haine encore envers les shank pour cette chasseresse admirée qui leur avait été volée.
Mekkoh hérita de cette admiration des villageoises qui espéraient qu’elle remplace sa mère avec la même force et le même enthousiasme pour la chasse aux shank. Et c’est ce qui se passa. En grandissant, elle avait acquis quelques lettres de noblesse et fit beaucoup pour son village. Elle avait oublié la légende que sa grand-mère lui avait racontée et nourrissait, comme toutes les autres grelank, une haine sans limite ni condition envers les shank. Dehiak était morte, elle aussi. Je crois qu’elle s’est doucement laissée mourir à partir du moment où elle comprit que sa petite fille prenait le même chemin que sa mère. Tout espoir d’un changement s’était évanoui. Mais, pourtant, quelque chose d’étrange se passa. Dans la forêt, non loin du village, alors que Mekkoh cherchait des mushank pour confectionner quelques potions médicinales, elle croisa la route d’un facushank qu’elle n’avait encore jamais vu. Intriguée, elle le suivit pour en savoir plus et ne se rendit pas compte qu’elle s’enfonçait dans la forêt bien plus loin que d’ordinaire, là où jamais les autres grelank du village n’allaient par crainte d’y faire de mauvaises rencontres yomank, ou plus mystiques.
Une forme claire était allongée sur des makoya couchés comme s’ils avaient été aplatis par quelque chose d’énorme. En s’approchant, Mekkoh réalisa que la forme était un corps, ou plutôt les restes d’un corps. Elle se précipita, craignant que ce ne soit une zecknisank – une habitante de son village – mais ce n’était pas le cas. Il s’agissait d’un cadavre de shank dont la mort était récente car il était encore possible de le reconnaître malgré qu’il soit déjà fané. Avec un regard méprisant, Mekkoh planta sa lance dans le cadavre, prête à y ajouter quelques sarcasmes et insultes, histoire manifester son approbation envers Naï d’avoir débarrasser Yoma de cette créature, mais elle n’en eu pas le temps. Aussitôt que la lance toucha les restes, ceux-ci se transformèrent en une boule brillante qui s’éleva au dessus du sol, à la hauteur du visage de Mekkoh. La boule était de couleur jaune pale et tournoyait vivement sur elle-même, rayonnant une lumière douce et étincelante qui faisait luire les mushank alentour et animait l’espace d’une vie surnaturelle. Sur le coup, Mekkoh sursauta et la peur éveilla tous ces sens. Elle recula lentement, relevant sa lance pour la pointer vers l’orbe. Fallait-il fuir ? Fallait-il transpercer cette chose ? Fallait-il lui parler, la questionner, la menacer ? Toutes les hypothèses défilaient très vite dans son esprit. « Quelle espèce de garh es-tu ? Qui t’envoie ? » lança-t-elle. L’orbe n’avait pourtant rien d’effrayant, bien au contraire. Il tournoya ainsi quelques instants, se reflétant dans les yeux de la grelank, avant de s’envoler rapidement vers le ciel, laissant une faible traînée de lumière derrière lui. Bientôt, il disparut du champ de vision de Mekkoh qui resta immobile dans le silence et la pénombre du soir tombant, avec des sentiments mélangés, se demandant si elle avait rêvé. Sur le sol, le corps fané avait disparu.
Sur sa couche, dans l’alvéole qui lui servait de chambre au creux de la maison qu’elle occupait, elle tentait de s’expliquer cette vision qu’elle avait eu dans la forêt. Elle regardait le payü qui paradait non loin, comme pour attirer son attention dans une sorte de danse érotique, mais celle-ci n’y prêtait pas attention. Elle entendait la voix de sa grand-mère lui raconter la légende de l’orbe. « L’orbe ! » Rien ne pouvait relier cet événement à la légende si ce n’était la forme de la boule de lumière, mais l’esprit de Mekkoh avait perdu toute rationalité et elle ne parvenait pas à chasser la voix de sa grand-mère. « L’orbe ! Pourquoi Môm’ m’avait-elle raconté ça ? Serait-elle en train de me dire à nouveau quelque chose ? » se demandait-elle. Au bout de son insomnie, elle finit par s’endormir et rêva d’une histoire d’orbe magique, comme une empreinte indélébile laissée par ce qu’elle venait de vivre.
Cette aventure mystique affecta beaucoup Mekkoh. Elle se surprit à ne plus trouver drôles certaines blagues cyniques que ses sœurs faisaient au détriment des shank. Plus grave encore, elle ne se réjouissait plus quand les membres d’un groupe de son village racontaient leurs derniers exploits de chasse aux shank. La motivation haineuse laissait place à un malaise et des images de la mort de sa mère, racontées par la voix de sa grand-mère, l’obsédait de plus en plus souvent. Ces sœurs remarquèrent le changement mais ne s’en inquiétèrent pas dans un premier temps.
Une alerte ! Cette fois, ce n’était pas une shank qui avait été signalée, mais un groupe entier dont le nombre de membres était impossible à chiffrer avec exactitude. Au moins une vingtaine. Peut-être même une cinquantaine, venues chasser et cueillir sur les terres du village. Et sans doute avaient-elles aussi l’intention de « chasser de la grela » par la même occasion. La peur engendra un mouvement de haineuse panique, plus vif que d’habitude, que Mekkoh eut du mal à contenir. Les appels au massacre qui la poussaient à ordonner la guerre se faisaient de plus en plus pressants. Il ne s’agissait plus d’une simple expédition punitive. Mekkoh le savait. Il s’agissait d’une bataille qui ferait de nombreuses mortes, surtout dans ses rangs. Mekkoh prit conscience qu’elle n’avait plus envie de cela. Shank ou pas, elle se découvrait un dégoût de la violence qui lui fit se poser la question traîtresse : « Pourquoi haïssons nous tant nos semblables ? Ne pourrions-nous pas vivre en paix ? »
La bataille eut finalement lieu. Comme prévu, il y eu bien plus de mortes chez les grelank que chez les shank. Il y eut même un siège autour du village pendant quelques jours. Mais les shank n’étaient pas si nombreuses que les grelank le croyaient. Quelques expertes en bataille finirent par le découvrir et élaborèrent des stratégies pour les faire fuir. Car si les shank étaient très fortes en subterfuges pouvant provoquer des illusions assez puissantes pour dérouter leurs ennemies, les grelank savaient être bien plus pragmatiques et rationnelles. Elles finissaient presque toujours par avoir le dernier mot grâce à de froides stratégies.
Le doute, l’incertitude rendent faible. La mollesse de Mekkoh provoqua une chute de sa popularité auprès de ses concitoyennes. La mairesse la convoqua pour lui demander des explications. Mekkoh ne parla pas et essuya les remontrances sans se défendre. Elle retourna chez elle sans même n’avoir aucune explication évidente pour elle-même. Elle n’avait pas encore d’enfant, plus de mère ni de grand-mère et ses amies lui tournaient toutes le dos les unes après les autres. Elles se dit que plus rien ne la retenait à Zecknis. Peut-être fallait-il partir à la recherche de cet orbe, mais par où commencer ? Qui d’autres connaissait cette la légende ?
Ce fut le commencement d’une nouvelle vie pour Mekkoh. Une vie secrète. Elle tenta en vain de sonder les quelques amies qui lui restaient avant de partir pour l’inconnu et put apprendre que Mahanis se situerait au nord. C’est donc cette direction qu’elle prit pour son voyage sans retour.