Emiade
Imagina
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Il s'agit d'une
histoire très banale. Le genre d'histoire que l'on raconte
souvent sur l’enfance de personnages des contes depuis la nuit
des temps. Emiade a été retrouvée dans un panier de bonne
taille, sur les marches d'une abbaye, celle de Comté du Nord,
dans la Forêt d'Elwynn, non loin de la grande cité légendaire
de Hurlevent. Personne ne sut qui l'avait déposée ici comme une
offrande aux dieux ou à la Lumière. Sans doute que les gardes
avaient dû s'assoupir à ce moment-là, ou qu'ils ont été
charmés par quelque sortilège de sorcier. Ils n'ont rien
remarqué de plus qu’un petit bruit, comme un craquement, que
l’un d'eux crut entendre avant de se retourner pour constater
que le panier était là, sur la dernière marche, silencieux. Il
s'approcha alors et découvrit avec stupeur ce qu'il y avait
dedans : Un bébé, étrangement calme, qui lui souriait. Le
soldat courut prévenir les moines, mais à cette heure de la
nuit, ils dormaient déjà tous. Sauf un : Frère Neals. Dans sa
course, le garde faillit le renverser alors que le frère
apparaissait dans l’encadrement de la porte ouverte sur
l’escalier qui menait au beffroi. Frère Neals veillait souvent
tard. Il n'était pas rare de le croiser dans les couloirs,
titubant, et déblatérant des phrases incompréhensibles pour le
commun des mortels. Sans doute s'agissait-il de transes mystiques
favorisées par l'absorption plutôt massive du bon vin des
vignes de Milly Osworth, breuvage qu’il affectionnait tout
particulièrement.
Quand le prêtre
entendit les propos plutôt décousus du soldat un peu paniqué,
il alla les vérifier de ses propres yeux. L'enfant, qui était
resté avec l'Adjoint Willem, ne faisait toujours aucun bruit.
Frères Neals le sortit de l'osier et, à bout de bras, le scruta
intensément. « C'est une fille » dit-il avant de le
remettre dans son panier. Il saisit l’anse et emporta la
trouvaille vers le réfectoire. Là, il chercha du lait. Il en
trouva dans une cruche en grès. Il n’était plus de toute
première fraîcheur, mais ferait sans doute l’affaire. De
toute façon, il y avait des lustres que Frère Neals ne savait
plus quel goût avait ce liquide blanchâtre mais il savait que
les petits humains en buvaient dans leurs premières années et,
visiblement, ce bébé n’avait guère plus que quelques
semaines. Il en versa dans une petite bouteille au bout de
laquelle il plaça de façon très savante un morceau de tissu
pour servir de tétine. Il prit le bébé et porta ce biberon
improvisé à ses lèvres. Celui-ci en but un peu et s'endormit.
Attendri par le sommeil serein de l’enfant, le prêtre
l’emportant dans le beffroi, là où il vivait, et la nuit
redevint tout à fait normale.
Le lendemain
matin, Frère Neals fit part de son aventure de la nuit à Sœur
Anetta, la prêtresse instructrice et intendante de l'abbaye.
Celle-ci en fut amusée et se dit qu’il s’agissait
probablement d’un nouveau délire du frère. Mais quand
celui-ci porta le panier sous ses yeux, elle se rendit à
l’évidence que, pour une fois, il ne délirait pas. Sur les
conseils de la sœur, Frère Neals lui laissa l’enfant et se
rendit à la cité de Hurlevent pour y vérifier qu'un avis de
recherche n'avait pas été publié sur sa disparition. Personne
n'avait entendu parler d'aucun enfant perdu ni d'aucun enlèvement
de bébé. Il alla ensuite auprès du bureau de recensement pour
y déclarer sa découverte. L'agent recenseur Bathrilor fut tout
d’abord surpris, connaissant Frère Neals de réputation. Mais,
ce matin-là, Neals semblait différent. Il était à jeun. A une
heure aussi avancée de la matinée, ce n’était pas habituel.
L’agent proposa alors à Neals de garder l'enfant le temps de
faire des recherches. Neals dut alors remplir quelques papiers
administratifs, mais à la première question de la première
ligne du premier formulaire, il buta sur la rubrique « nom ».
Puis sur la rubrique « date de naissance ». Puis, sur
la ligne suivante, sa plume resta muette sur la case « Lieu
de naissance ». Et ainsi de suite sur toutes les lignes
suivantes : « nom du père », « de la
mère »... Il n'y eu qu'à la ligne « sexe »
qu'il put répondre « féminin » sans hésiter. Il
prit alors conscience de ce qu'était un statut d'orphelin et il
s'émut au point que deux larmes perlèrent au coin de ses deux
yeux. Cette enfant n’était personne. Elle devint quelqu’un
dans le cœur du vieil homme. Dans son for intérieur, il sut
alors que son destin serait désormais lié à elle et qu’il
fallait l’aider à devenir une personne avec une véritable
existence. Il le sentit si profondément qu'il ne lui vint même
pas à l'esprit qu'il puisse exister quelque part un parent qui
la réclamerait un jour. Il fallait donc commencer par lui donner
un nom. Le mot « Emiade » se présenta alors à sa
conscience sans qu'il ne sache trop pourquoi ni comment. Un mot
qui n'a pas de sens, qui ne veut rien dire, mais qui sonne comme
le nom d'une enfant humaine, trouvée sur les marches de la
maison de la Lumière au milieu de la grande forêt d’Elwynn.
Il l’inscrivit donc dans la première rubrique du formulaire.
Pour toutes les autres, il inscrivit « inconnu ».
C’est ainsi qu’Emiade échappa à l’orphelinat.
De retour à
l'abbaye, il alla tout droit vers Sœur Anetta afin de lui faire
part de ce qu'il avait ressenti à Hurlevent, dans le bureau de
l'administrateur. Elle en fut touchée et comprit. Elle lui dit:
« Te voilà avec une lourde responsabilité maintenant.
J'espère que tu y réfléchiras à deux fois avant de vider ta
prochaine bouteille de vin de Milly. Mais n'aie crainte, je
t'aiderai à l'élever. » Pour la bouteille, frère Neals y
réfléchira effectivement deux fois, mais cela ne l'empêchera
pas de la boire. Un peu moins vite, tout de même. Il prit sa
nouvelle responsabilité avec un grand sérieux et se lança avec
une joie profonde dans l’éducation d’Emiade qu'il considéra
comme sa propre fille pendant toute son enfance. Et même après.
Sa vie monastique ne lui permettait pas de la voir aussi souvent
qu’il l’aurait souhaité mais Sœur Anetta, les soldats en
factions au comté ainsi que les autres prêtres et nones,
s'occupaient tous un peu d'elle. Hormis quelques petites maladies
bénignes d’enfant, Emiade grandit donc sans douleur. Très
tôt, elle montra des dons évidents pour l'étude et pour la
magie lumineuse. Sœur Anetta lui enseigna tout ce qu'elle devait
savoir sur ce sujet, complétant ainsi l’enseignement plus
philosophique de Neals.
Mais, très
vite, Emiade se construisit une autre vie. Une seconde nature
l'attirait sans cesse vers la forêt. Elle aimait s'y perdre,
seule, au grand dam de ses tuteurs qui s'inquiétaient à cause
des loups errants dans les alentours. Étrangement, les loups ne
l'attaquaient pas. Pour eux, elle faisait partie de la forêt au
même titre qu'un arbre, une fleur, le vent ou un ruisseau. Elle
passait des heures à courir d'un endroit à un autre, à grimper
aux arbres, à observer les oiseaux, les lapins, les écureuils,
à sentir les parfums enivrants des plantes, à leur parler, à
leur raconter ces petites histoires. Elle rentrait de plus en
plus tard le soir car elle tenait absolument à rencontrer la
Lune afin de lui confier toutes ses petites aventures de petite
fille. En tant qu'orpheline et « fille unique » d’un
prêtre un peu fou et n’étant déjà plus très jeune, Emiade
s’inventa une famille composée de toutes ces créatures
vivantes de la nature qui l'entouraient. Le vent, la rivière
étaient comme ses parents. Les animaux comme ses frères et
sœurs. Les arbres étaient ses oncles et les fleurs ses
cousines. Quant à la Lune, elle avait un statut particulier.
Elle la considérait, et la considère encore souvent, comme sa
meilleure amie, sa confidente. Elle ressentait pour Frère Neals
une profonde affection et une immense reconnaissance. Elle
appréciait sa vie auprès de tous les autres membres de la
communauté de l'abbaye. Mais elle savait sans doute d'instinct,
tout au fond de son cœur, qu'ils n'étaient pas sa vraie
famille. Emiade se sentait, dès son plus jeune âge, la "fille
de la forêt d'Elwynn", même si elle ne le disait pas à
haute voix comme elle le fit souvent plus tard.
C’est alors
qu’elle jouait assise au pied d’un arbre, entourée
d’écureuils qu’un autre personnage entra dans sa vie. Un
elfe de la nuit. Il était vêtu d'une grande robe brune et verte
qui le rendait presque invisible parmi les arbres. Elle le vit
s'approcher malgré tout d’assez loin et l'elfe ne sembla pas
s'en étonner. Il se dirigeait droit vers elle avec un démarche
lente, assurée mais tranquille. Elle n'avait encore jamais vu
d'elfe. Quand il arriva à quelques mètres, c'est elle qui parla
la première : « Comme tu es beau ! Tu es qui ?
- Je suis
Ziltharnia, protecteur de cette forêt » répondit-il.
« Mais tu peux dire Zil, plus simplement. Et toi, jeune
humaine ?
- Je suis
Emiade. J'habite ici... enfin là-bas, dans la grande maison à
prières. Pourquoi es-tu là ? "Protecteur", ça
veut dire quoi ? Tu es de la même couleur que la forêt.
J'aimerais bien avoir la même robe que toi. Je... »
L'elfe lui coupa
la parole et, d’un air amusé, il dit : « Oh là !
Pas toutes ces questions à la fois petite Emiade. Tu sembles
bien excitée. Calme-toi, nous avons le temps. "Protecteur"
ça veut dire que je veille sur la forêt, que je la soigne quand
elle est malade et que je la débarrasse des créatures nuisibles
qui tentent de lui faire du mal. Voilà ce que je fais là. Es-tu
une créature nuisible ?’
Emiade ne vit
pas que la question était posée sur le ton de la plaisanterie.
Elle recula subitement, un peu comme si elle voulait dégainer
une arme mais elle n’en avait pas. Elle resta campée sur ses
pieds, regardant l'elfe droit dans les yeux, cherchant à deviner
ses intentions. Très vite, elle se ravisa en constatant qu'il
n'y avait aucune méchanceté, ni aucune menace dans le regard de
l'elfe.
« Détend-toi
jeune fille » dit-il. « Déjà très fougueuse,
n'est-ce pas! Je ne te ferai aucun mal. Je crois que tu n'es pas
une créature nuisible, bien au contraire. Je vais t'enseigner
quelques petites choses sur cette forêt. Si tu le désires bien
sûr. Le désires-tu?
- Oh ouiiiii ! »
répondit-elle, passant brutalement de son état défensif à
celui d'une enfant joyeuse, sautant de joie comme si elle allait
avoir un bonbon. L’elfe demanda : « Sais-tu ce que
sont les dragons ?
- Non !
Enfin si ! Ce sont des grandes bêtes ailées qui crachent
du feu dans les livres que je lis à la bibliothèque de ma
maison. Mais frère Neals me dit que ça n'existe pas, que ce
sont des contes pour les enfants.
- Frère Neals
ne te dit pas la vérité. Les dragons existent. Ce sont eux qui
sont les vrais gardiens de ce monde, de la nature, de cette forêt
et de toutes les autres. Tu as sans doute entendu parler des
Titans qui ont construit ce monde?
- Un peu oui.
Anetta m'en a parlé. Ils devaient être très forts pour
construire un monde aussi grand !
- Oui, ils
étaient très forts. Mais comme ils avaient d’autres mondes à
s’occuper, ils ont dû partir et ont confié ce monde à cinq
grands dragons. Je vais te dire leur nom. Il y a Alexstrasza, le
dragon rouge de la vie, reine de tous les dragons. Il y a
Nozdormu, le dragon jaune, maître du temps. Il y a Ysera la
Rêveuse, petite sœur d'Alexstrasza, et dragon vert du rêve. Il
y a Malygos, que l’on appelle aussi Main de la Magie car il est
le dragon bleu, maître de la magie. Enfin il y a Neltharion,
dragon noir de la terre et gardien des morts. Retiens bien leurs
noms car ils sont un peu comme tes grands ancêtres.
- Des dragons ?
Mes ancêtres ? C'est impossible, je suis une petite fille !
- Tu sais, il y
a beaucoup de façons d'être une petite fille. Maintenant, je
dois partir. Mais je peux revenir pour continuer à t'apprendre
des choses. Le désires-tu ?
- Ouiiiiii !
- Alors tu me
croiseras à nouveau dans la forêt. Et si un jour tu as des
ennuis ou un tourment quelconque, prononce mon nom dans le vent.
Appelle Zil le druide. Et je viendrai. Au revoir, jeune Emiade,
et fais attention à toi. »
Et sans qu'elle
n'ait eu le temps de répondre, l'elfe avait disparu sous son
regard étonné et émerveillé. Elle murmura dans un léger
souffle : « Au revoir Zil, le druide. »
De retour à
l'abbaye, elle ne raconta pas cette rencontre à frère Neals. Ni
à Anetta. Mais elle leur demanda ce que pouvait bien être un
druide. Ils lui expliquèrent alors que c'était une sorte de
prêtre sans église et sans dieu, qui connaissait toutes de
choses sur les forces de la nature et qui fricote quelque peu
avec les démons. Des personnes pas vraiment fréquentables,
donc. Emiade ne pensait pas du tout que son elfe forestier
n’était "pas fréquentable". Elle décida donc de ne
jamais leur parler de lui car elle craignait qu'ils lui
interdisent de le revoir et ça, elle ne l'accepterait pas.
Elle revit
effectivement assez souvent le bel elfe druide. Presque toujours
à la tombée de la nuit, peu avant que la lune monte dans le
ciel. Il lui apprit que le nom de son astre préféré était
Elune. Il lui apprit aussi que les elfes s'appelaient
« Kal’doreï », qu'ils avaient été les premiers
être civilisés à peupler cette planète qui n'avait qu'un seul
continent appelé "Kalimdor" à cette époque. Il lui
expliqua que cet unique continent s’était cassé en plusieurs
morceaux à cause d'une certaine Azshara. Il lui apprit encore
ceci, cela et bien d’autres choses sur les dragons devenus
méchants et que le monde n’était pas toujours très beau,
etc. Bref, elle apprit énormément de choses qu’il serait bien
trop long de raconter ici. Emiade eut donc deux éducations
spirituelles parallèles : celle de son tuteur et de la
grande prêtresse de l'abbaye d'un côté, et celle du druide de
la forêt de l'autre. La seconde était comme un rêve. La
première était bien plus réelle et son don pour la Lumière
l’emporta. Elle devint très vite une vraie prêtresse en
aidant Anetta dans ses offices.
A l'adolescence,
elle avait acquis les bases de son esprit combatif grâce à sa
faculté à distinguer le bien du mal. Ce n’était pas bien
difficile. Le bien était la Lumière et le mal étaient les
Ténèbres. Elle commença à découvrir le sens de sa mission
qui fit naître en son cœur une profonde reconnaissance envers
son Roi qui soutenait l’Église, et son peuple qu’elle avait
appris à aimer en appliquant avec sincérité les trois
préceptes de la Lumière : Respect, ténacité et
bienveillance. Frère Neals lui enseignait l’histoire
d’Azeroth, vu selon le clergé, ainsi que la doctrine pendant
que Sœur Anetta lui apprenait à maîtriser la magie lumineuse
pour soigner et pour combattre. La petite était douée et
compris très vite la manière de châtier les ennemis de la
Lumière. Pendant ce temps, en secret, Ziltharnia lui racontait
la mythologie des grands ancêtres et les guerres tragiques des
premiers âges. Pour compléter tout cela, elle s'entraîna au
maniement d’armes plus matérielles avec l’adjoint Willem.
Elle aimait surtout le combat au bâton à deux mains, mais elle
se sentait un peu frustrée de ne pouvoir porter d'armure de
métal ou de bouclier bien trop lourds et mal adaptés pour sa
discipline. Pendant l’entraînement, elle se donnait à fond
car elle adorait bouger avec son corps, sentir ses muscles
travailler jusqu'à ressentir cette douce douleur d’un corps
meurtri par les courbatures après l’effort. Alors elle allait
s'allonger dans l'herbe et se laissait aller au rêve d'une vie
héroïque de batailles contre les mauvaises créatures de la
Légion Ardente que les moines lui avaient appris à détester.
Dans ses rêves, ne voyait-elle pas un beau guerrier, fort et
intrépide qui l'emmenait à travers le monde à la conquête de
royaumes oubliés ? Et elle s'endormait avec cette image
épique. Comme beaucoup de jeunes filles de tous les mondes, elle
rêvait d'un prince charmant.
Emiade continua
de grandir et devint une belle jeune fille. Quand elle passait
près d’eux, les garçons ne la regardaient plus comme avant,
mais comme elle restait plus de temps avec les animaux qu'avec
les humains, elle ne s'en était pas aperçue tout de suite. Elle
le constata parce qu’elle-même ne les regardait plus de la
même façon. Avant, ils étaient là mais elle ne les voyait
pas. Il lui arrivait parfois de jouer avec des enfants de son âge
mais c’était comme s’ils étaient tous du même sexe.
Quelque chose changea qui provoqua en elle des sensations
nouvelles et mystérieuses. Lorsqu’elle croisait certains
garçons, non seulement elle les voyait mais aussi elle
ressentait comme un frémissement dans tout le corps qui
ressemblait à celui du vent dans les feuilles de la forêt,
parfois léger, parfois plus violent. Son cœur se mettait à
battre plus fort. Parfois si fort, qu'elle n'avait d'autre
solution que de se sauver pour le cacher. Elle se dit que ce
devait être de la peur. En fait, elle avait peur. Un jour, elle
en parla à Anetta qui lui sourit avec bienveillance et lui parla
de l'amour, des garçons et des filles, des bébés et tout ça.
Elle lui dit que c'était naturel et qu'il ne fallait pas qu'elle
s'inquiète. « Tu dois simplement l'assumer tout en restant
prudente et ne pas tomber dans les bras du premier venu... ni
même du dernier, d’ailleurs » lui dit Anetta. Emiade
pensa alors à sa vision du prince flamboyant de ses rêves et se
dit en elle-même : « si un jour je dois me donner à
un garçon comme la nature l’exige, j'aimerais qu'il ressemble
à celui-là ». Un jour, Ziltharnia lui avait dit qu'elle
avait un cœur ressemblant en tout point à un petit écureuil
qui sautille de branche en branche dès que le vent souffle.
L'image de l'écureuil lui allait comme un gant et cela l'amusa
au point qu'elle la garda à l’esprit constamment, considérant
ce nouveau compagnon virtuel comme un petit frère de plus. Elle
tombait donc assez facilement amoureuse des jeunes-hommes de la
région mais tout se passait surtout entre elle et sont écureuil
qu'elle apprenait ainsi à domestiquer en lui parlant. Elle
parlait à son cœur. Elle n'eut jamais de vrai relation avec
aucun de ces jeune gens.
Cela dura
jusqu'à ce que l'adjoint Willem lui demande d'aller voir le
maréchal McBride car il avait un petit travail à lui confier.
La veille, frère Neals lui avait dit des choses bizarres, comme
quoi elle était grande maintenant, qu'elle allait devoir mettre
en pratique tout ce qu'il lui avait appris, qu'il n'était pas
éternel et qu'il faudra bien qu'elle apprenne à se débrouiller
toute seule, etc. Elle savait déjà fort bien se débrouiller
toute seule alors pourquoi lui disait-il cela ? Elle le
comprit lors de cette première mission où elle dut aller tuer
quelques Kobolds. « Tuer des kobolds! » Il fallait
tuer des êtres vivants ! Malgré tout ce qu'on pouvait dire
pendant les cours et l’entraînement, passer à la pratique, à
la réalité concrète de l'action meurtrière n'est pas si
facile que cela. Certes, les kobolds sont des créatures plutôt
hideuses et stupides, ne méritant que du mépris ou de la pitié.
Mais fallait-il vraiment qu'on les tue ? D’après le
maréchal, il y en avait trop et ils envahissaient le territoire
sans l’ombre d’un scrupule. N'y avait-il pas d'autres
solutions ? Ne pourrait-on pas leur apprendre à se
comporter gentiment, à se socialiser et leur permettre de
s’intégrer à la communauté ? Ne pourraient-ils pas, par
la force de la patience et de la persuasion, apprendre eux aussi
à rendre service au pays ? C’était le genre de question
qu’Emiade se posait. Mais elle savait aussi trancher dans le
vif quand il le fallait, et ne pas se laisser aller aux doutes
trop longtemps. Elle prit donc son bâton et alla occire sans
plus hésiter le nombre de kobold demandés. Mais pas un de plus.
Les autres ont le droit de vivre. C'est ainsi qu'elle passa
l’épreuve pour faire son entrée dans le monde des adultes.
Il est
impossible de terminer cette histoire sans évoquer une chose
moins gaie qui ne s’était pas encore passée mais qui est
toutefois liée à son enfance. Un jour, Ziltharnia, sur un ton
très sérieux et inhabituel se mit à lui parler de quelque
chose qu'elle ne comprit que bien plus tard. Voici ce qu'il lui
dit :
« Il faut
que je te dise Emiade. Tu es une enfant du bien, un être au cœur
pur. Mais aucune pureté ne peut être sans être accompagnée de
son contraire. Il existe quelque part en ce monde, un être qui
te hait très fort. Tu ne le connais pas et lui non plus. Mais il
sait que tu existes et te cherchera pour te détruire. Je ne peux
te dire son nom car je ne le connais pas. Un jour viendra où tu
devras le rencontrer et ce jour te sera connu car plus il
approchera, plus tu le ressentiras dans ta chair et dans ton âme.
Ce sera un grand mal que tu devras maîtriser. Ce sera très
difficile et peut-être seras-tu vaincue. Mais si tu es
victorieuse, alors tu seras plus forte que jamais car tu auras
vaincu la haine. A celle-ci succédera une réconciliation qui
changera toute ta vie. Profite bien de tout ce que je t'enseigne,
ainsi que de ce qu'enseignent tes maîtres dans ton abbaye. Prend
tout ce qu'on te donne et rend le à fond dans tes entraînements
et dans toutes les missions que l’on te confiera. N'ai peur de
rien ! »
Après ces mots de son ami elfe, elle resta silencieuse. Elle
s'interrogea longtemps sur le sens de ce qu’il lui avait dit.
Elle entrait tout juste dans le monde des adultes et son esprit
ne parvenait pas à accéder encore à certaines conceptions de
ce monde qui lui paraissaient souvent absurdes ou incohérentes.
Mais elle retint une chose : le mot « réconciliation ».
Il lui plaisait ce mot et elle se dit « Si les gens qui se
haïssent parvenaient à se réconcilier, la paix reviendrait,
c'est évident ». C'est sans doute très naïf, mais c'est
pourtant si vrai. Un nouveau rêve naissait en elle. Un rêve
auquel elle avait vraiment du mal à croire elle-même. Ce rêve
ne la quittera jamais plus. Son maître elfique a probablement
choisi ce moment exactement pour cette raison : Emiade était
maintenant assez mure pour entrevoir le sens de ce présage, mais
encore assez jeune pour concevoir des rêves. C'était bien le
bon moment. A partir de cette date, elle revit Ziltharnia de
moins en moins souvent jusqu'à ce qu'il ne revint plus du tout.
Elle avait alors dix-sept ans.
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