Histoire de Baatu II : Différence entre versions

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Récits des d’aventures sur Yoma - I - Poohia

« Elle n’est toujours pas rentrée. »

Poohia était de mauvaise humeur. Elle faisait les cent pas dans sa hutte en tripotant l’empennage en plume de djõdos d’une de ses flèches. Très belle shank un peu plus grande que la moyenne, elle avait une peau veloutée de couleur violette tirant à certains endroits sur le pourpre. Ses feuilles étaient rouge vif. Elle aimait s'orner de fleurs et de petits bijoux rouges, mauves et vert sombre, mais avec une grande sobriété. Elle était cheffe de la tribu des korias vivant au village Pruhug dans la forêt de Bãnkoa. Elle était respectée par toutes les shank de Yoma qui la connaissaient pour son courage et son ardeur dans les combats, une "protégée de Coyanis". Inversement, elle était redoutée et haïe par les grelank qui en avaient fait l’une de leurs principales ennemies à abattre à tout prix, une diablesse dont il fallait débarrasser Yoma.

« Tu ne devrais pas t’en faire comme cela. Elle va revenir avec un trophée digne de toi, Poohia. Laisses lui le temps. »

Celle qui lui parlait aussi doucement qu’une aigrette de pissenlit était Fa. Sa seconde. Une sorte d’aide de camp conseillère. Sa couleur vert bouteille et ses yeux jaunes d’or inspiraient confiance et provoquaient à son contact une sensation de joie calme et de profond sérieux à la fois. C’est sans doute pour cela que Poohia aimait sa compagnie. Fa savait toujours ce qui préoccupait Poohia et trouvait souvent les mots qu’il fallait pour l’apaiser.

« J’espère que tu as raison mais tu sais aussi que parfois, certaines ne reviennent jamais. J’ai un mauvais pressentiment. Je n’aimerais pas qu’il lui arrive quelque chose de fâcheux. »

Ses sentiments étaient emmêlés. Ils avaient tous un unique objet à cet instant. L’esprit agité de Poohia cherchait dans les méandres de ses sensations une lueur à laquelle s’accrocher pour avoir une certitude sur la jeune initiée partie récemment dans la forêt profonde. Les signes de Musha étaient difficiles à déchiffrer. Ils passaient par des milliards de racines enchevêtrées dans lesquelles il fallait qu'ils trouvent leur chemin. Yoma, la terre végétale, était si ancienne qu’il était impossible d’en sonder la totalité des enchevêtrements. Poohia s’assit sur la souche la plus proche. Likif, agenouillée sur sa couche, jouait un peu plus loin avec une poupée de paille et Jiyl, sa grande sœur. Toutes deux étaient les plus jeunes sœurs de Poohia qui s’occupait d’elles depuis la mort de leur mère au cycle dernier. Fa détourna son regard des deux jeunes shank pour le diriger sur leur aînée. Elle cherchait des mots mais, cette fois, elle n’en trouva pas. Alors elle se contenta de l’observer d’un regard bienveillant mêlé d’admiration.

La force de Poohia, n’était pas physique. Ni même mentale. Ce qui faisait de cette shank une redoutable chasseresse, était sa sensibilité à fleur de peau. La puissance des muscles n’était pas la qualité la plus importante que recherchait une bonne chasseresse. Cette force ne donne rien de plus que ce qu’elle est : Quand l’une frappe plus fort que l’autre, elle gagne. Toutefois, ce n’est qu’une illusion de puissance car on trouve toujours plus fort que soi, ce n’est qu’une question de temps et d’opportunité. L’esprit, la connaissance et la ruse sont aussi des forces qui peuvent apporter des avantages mais qui ne valent guère mieux que la première et elles ont besoin d’un support pour se développer. La sensibilité quant à elle, augmentait le pouvoir de l’intuition. Alors les chasseresses cultivaient cet art de la perception de leur environnement, visible et invisible, afin d’augmenter leurs capacités d'anticipation et de vision à longue distance. Cela nous semblerait surnaturel mais ici, bien au contraire, c’était dans les racines même de la nature de leur monde que les shank puisaient ce pouvoir. Elles appellent cela le "don de Coyanis", don de communion avec les dieux qui les protègent, les guident et leur délivrent ainsi des messages mystiques auxquels elles se fient plus que tout autre pouvoir. Les plus douées pouvaient provoquer ce don à volonté en se concentrant quelques secondes. Poohia était de celles-là. Les deux petites sœurs se turent. Elles possédaient, elles, la capacité de ressentir les vibrations de leur aînée et savaient qu’il valait mieux ne pas la contrarier quand elle entrait dans cet état.

L’obscurité était partout. Pour se guider, Poohia s’accrochait à quelques luisances qui définissaient les contours des parois des objets abstraits qui peuplaient son esprit, toutes ces choses qui existaient dans les méandres en perpétuel changement des circonvolutions complexes de son cerveau végétal. Cela ne durait jamais bien longtemps car Poohia connaissait parfaitement la façon de s’y prendre. Il fallait toutefois éviter un lieu qui la terrorisait, un trou noir béant dans les ombres, une plaie, un furoncle puant qui palpitait avec des sons répugnants et qui tentait de la happer à chaque fois qu’elle fouillait trop loin. Une petite lueur apparut. Poohia se laissa guider par celle-ci qui l’entraîna de racine en racine jusqu’à la rencontre avec une lumière bien plus grande, quasiment aveuglante mais qui lui procura une sensation de paix et de certitude. Quand Poohia rouvrit les yeux, la lumière du monde extérieur avait changé d’aspect. Le moindre bruit lui était devenu net et clair. Les odeurs les plus infimes, le plus petit souffle de l’air, tout était comme un livre ouvert, où elle pouvait déchiffrer le langage de Musha. Musha et elle ne faisait plus qu’un. L’information pouvait venir du mouvement d’une feuille ou du léger vrombissement des ailes d’une fliz, du tintement d’une goutte de rosée tombant sur une fleur depuis une liane ou du cri d’un croah dans les lointaines hauteurs du ciel. Poohia restait immobile. Les trois autres, dans la hutte, retenaient leur respiration. Seul le pipayü frémit légèrement. Mais rien ne venait. Ce n’était pas normal. Jamais Poohia n’échouait dans cet art. Fa, avança vers elle sans faire de bruit. Elle colla son ventre au dos de son amie et lui posa les mains sur les épaules afin de la masser doucement, tendrement. La légèreté de ses doigts eut l’effet de calmer un peu l’agitation résiduelle de Poohia. Alors, l’environnement s’harmonisa, créant une aura de paix totale qui réjouit Musha. Celui-ci le rendit en montrant à Poohia une image mentale qui lui apparut le temps d’un éclair.

« Cette maudite Presémai ! Fa, les grela l’ont prise ! »

Poohia bondit sur ses jambes tout à coup, faisant sursauter Jiyl et Likif. Elle se précipita vers son arc qu’elle saisit avec son carquois. Sans un mot ni un regard, elle entraîna Fa avec elle qui attrapa son propre arc au passage. Elles se retrouvèrent toutes deux dehors, à courir dans la forêt, laissant les deux petites seules dans la hutte. Elles coururent longtemps, aussi légères que des flocons de pékisi. Poohia, en tête se guidait grâce à son instinct, écoutant de temps en temps les facusha, humant le vent ou observant les signes de musha. Elle finit par arriver à un champ de Sithyn. Elles en firent le tour, inspectant le moindre brin de végétation à une vitesse impressionnante, utilisant tous leur sens au maximum de leurs possibilités tout en faisant bien attention de ne pas même effleurer un seul sithyn.

« Ici ! »

C'est Poohia qui trouva la première, comme toujours. Une odeur dans l'humus, une petite feuille jaune fanée, une deuxième, les traces d'un corps traîné sur le sol, de la sève séchée, tous ces signes étaient clairs. Le drame c'était déroulé là. Poohia était très agitée. Baatu avait souffert ici, les maakoya en avaient gardé la trace. Qui sait ce que ces grela avaient bien pu lui faire ? Elle n’était pas morte, l’instinct de Poohia le lui disait. Une traînée de douleur émanait des maakoya et cette douleur pénétra profondément l'âme de Poohia qui poussa un cri de rage. Fa sursauta et ses feuilles en frémirent, elle se prenait l'émotion de son amie en pleine figure. Il fallait reprendre le dessus, ne pas laisser cette sensibilité les dominer. Le risque était le phénomène d’amplification de l’émotion et de la douleur provoquée par le retour de l’onde de choc renvoyée par l’environnement. Poohia entra dans le champ de sithyn, se faufilant en rampant avec une agilité remarquable entre les tiges des redoutables mushank blanches et jaunes. Elle n’eut pas loin à aller pour trouver à nouveau de la sève séchée. Pas de doute possible, c’était celle de sa protégée, Baatu. Une immense vague de désespoir l’envahit alors. Elle s’enduit le visage avec la terre souillée de sève en poussant un étrange gémissement de douleur, de tristesse et de rage. Fa frémit et ressentait la douleur aussi, et l’émotion gagna les maakoya qui se mirent à tanguer d’avant en arrière comme les millions de petites pleureuses. Toute la forêt se mit à pleurer sauf les fleurs jaunes, belles et insensibles. Fa se laissa choir sur le sol, terrassée par l’angoisse. Elle tentait en vain d’apercevoir Poohia dans les Sithyn quand celle-ci surgit, le visage maculé et déformé par la rage.

« Je vais la retrouver, Fa. Et, crois-moi, celles qui ont fait ça le paieront au centuple »

Inutile de tenter quoi que ce soit pour la raisonner à ce moment. Pendant que le calme revenait, ne laissant qu’une empreinte de tristesse sur Fa et la nature environnante, Poohia se mit à invectiver les ciels en proclamant sa rage haut et fort.

« J’en appelle à Coyanis ! Pourquoi as-tu laissé ces grela la toucher ? Tu me l’as prise. Tu vas me la rendre. J’irai la chercher, où qu’elle soit. Même dans le ventre de Xohtos. Tu m’entends ? Musha, aide-moi ! Coyanis, ne m’abandonne pas. Baatu ne méritait pas cela ! »

La canopée se mit à émettre un bruissement extraordinaire. Musha répondait à Poohia. Fa regardait la nature environnante avec un mélange d’étonnement et de crainte qui la rendait grave et presque lumineuse. Ses yeux dorés exprimaient comme une sorte de sage détermination. Au fond d’elle-même, Fa avait décidé que ce serait elle qui partirait à la recherche de la jeune shank. Elle trouverait Baatu avant Poohia. Il ne fallait pas que la cheffe des Korias finisse dans un Krarkh des grelank. Non, elle irait à sa place. Les shank ne pouvaient risquer de perdre leur héroïne. Et puis...

Fa aimait trop Poohia pour la regarder souffrir du manque de sa favorite sans rien faire.

« Laisse-moi m’en occuper, Pru. Je te la ramènerai, même si je dois y perdre ma vie. Tu dois rester au village pour les guider. Nous avons toutes besoin de toi. »

Poohia ramassa son arc sans rien dire. Son regard croisa un bref instant celui de Fa avant de reprendre la route vers le village. Il était inutile de se parler. Elles ne le firent pas. Fa savait que Poohia avait entendu. Elle rentra au village, laissant Fa derrière elle qui s’assit dans les maakoya pour réfléchir et calmer ses émotions. Fa savait qu’elle ne reverrait jamais son amie sans Baatu. Elle savait que si elle ne le faisait pas rapidement, leur amitié serait à jamais brisée. Elle savait qu’elle aurait peu de temps pour le faire avant que Poohia ne lance tous les shank dans une lutte sans pitié contre les grelank pour récupérer Baatu, la petite fleur jaune de la plus terrible guerrière de Yoma.


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